Cézanne et Pissaro - Musée d'Orsay

Publié le par nguyen duy quang, monique epstein

Cézanne et Pissarro 1865-1885.

(source Musée d'Orsay - Exposition Pissaro & Cézanne)

Du 28 février 2006 au 28 mai 2006

La rencontre
Un jour de 1863, Frédéric Bazille se rend à l'atelier qu'il partage avec Renoir dans le quartier des Batignolles. Il est accompagné de deux autres peintres dont il vient de faire la connaissance. A son arrivée, Bazille lance à Renoir : "Je t'amène deux fameuses recrues !". Il ne croit sans doute pas si bien dire, car ces deux "fameuses recrues" ne sont autres que Paul Cézanne et Camille Pissarro. A partir de ce jour, ils vont partager l'aventure de ceux que l'on n'appelle pas encore les "impressionnistes" et seront en 1874 de la première exposition du groupe dans l'atelier du photographe Nadar.

Paul Cézanne
Portrait de l'artiste

1873-1876
Huile sur toile
H. 64 ; L. 53 cm
Paris, musée d'Orsay, donation Jacques Laroche, 1947, sous réserve d'usufruit jusqu'en 1969
(c) RMN, Hervé Lewandowski

Cézanne et Pissarro se sont rencontrés deux ans auparavant, à l'Académie de Charles Suisse à Paris. Très vite se noue entre les deux hommes une étroite relation d'amitié et de travail. Cézanne trouve chez Pissarro ce même rejet des traditions et de l'enseignement académique qui le caractérise. Il dira plus tard de son camarade : "Il a eu la veine de naître aux Antilles, là il a appris le dessin sans maîtres".
Pissarro, quant à lui, reconnaît immédiatement chez Cézanne le génie d'un grand peintre. Dans une lettre à son fils Lucien, il raconte : "Voyais-je assez juste en 1861 quand moi et Oller nous avons été voir ce curieux provençal dans l'atelier Suisse où Cézanne faisait des académies à la risée de tous les impuissants de l'école…".


Camille Pissarro
Autoportrait
1875
Huile sur toile
H. 0,56 ; L. 0,46 m.
Paris, musée d'Orsay, donation sous réserve d'usufruit de Paul-Emile Pissarro, fils de l'artiste, 1930
(c) R.M.N.

Durant plus de vingt ans, jusqu'en 1885, Cézanne et Pissarro vont travailler, expérimenter ensemble, formant une véritable "paire" au sein du groupe des impressionnistes.

 

Des parcours similaires
La sympathie qui unie les deux hommes a souvent été expliquée par la similitude de leurs parcours.
Cézanne est né en 1839 à Aix-en-Provence. Son père, un autodidacte, espère voir Paul lui succéder à la tête de la banque qu'il a fondée. Il ne comprendra jamais le choix de son fils d'abandonner ses études de droit pour une carrière artistique.

Pissarro est issu d'une famille installée à Saint-Thomas, une petite île des Antilles qui appartenait alors au Danemark. C'est là-bas qu'il voit le jour en 1830. Son père, également, aurait souhaité que Camille lui succède à la tête de son entreprise commerciale. Opposé à ce projet, le jeune homme s'exile au Venezuela et y demeure de 1852 à 1854. Ce séjour le révèle à lui-même et à son retour, sa décision est prise : il sera peintre. Pissarro s'embarque définitivement pour la France en 1855.

Rien ne prédestinait donc ces deux hommes à une carrière artistique et ils ont chacun abordé leur parcours loin de Paris et des formations classiques du métier de peintre. Leur collaboration, qui va durer plus de vingt ans, donnera naissance à l'un des dialogues artistiques les plus féconds de cette fin de XIXe siècle.

Camille Pissarro
La Causette, chemin du chou à Pontoise
1874
Huile sur lin
H. 60 ; L. 73 cm
Collection particulière
(c) DR



 

 

 

Paul Cézanne La Maison du pendu, Auvers-sur-Oise 1873

Huile sur toile

H. 55 ; L. 66 cm
Paris, musée d'Orsay, legs du comte Isaac de Camondo, 1911
(c) Musée d'Orsay, Patrice Schmidt

 

 

Natures mortes
Attentifs à "la vie silencieuse", Cézanne et Pissarro s'intéressent aux natures mortes, genre dont s'étaient détournés les peintres néoclassiques et romantiques. A la suite de Courbet, Fantin-Latour ou Manet, Cézanne et Pissarro reprennent ce thème. Pour certaines oeuvres datant d'avant 1870, ils utilisent la technique du couteau à palette, héritée de Courbet. Les épaisses couches de peinture donnent alors au tableau une surface irrégulière, loin du rendu lisse exigé par les conventions de l'époque.

Au cours des années 1870, ils élaborent des compositions florales et jouent du contraste des volumes et des lignes dans des compositions avec des fruits et divers accessoires.
On peut percevoir dans les natures mortes de Cézanne la manifestation de son ralliement progressif à l'esprit de la peinture impressionniste que Pissarro a adopté depuis plusieurs années. La touche se fait déjà plus claire et plus fractionnée. Sans doute l'influence de Pissarro n'est-elle pas étrangère à cette évolution, ses talents de pédagogues étant reconnus par tous. Mary Cassat dit d'ailleurs de lui "qu'il eut appris à dessiner aux pierres".

La connivence existant entre la peinture des deux hommes se retrouve dans certains détails de ces natures mortes. Ainsi Cézanne représente à l'arrière-plan de sa Nature morte à la soupière la Rue de Gisors, maison du père Gallien, un paysage de Pissarro.

Ce même tableau se retrouve encore dans le fond du Portrait de Cézanne que Pissarro peint en 1874 Cette correspondance entre trois différentes oeuvres illustre parfaitement le dialogue qui s'instaure entre les deux hommes. Du portrait à la nature morte, en passant par le paysage.



 

 

 

Pontoise et Auvers
A la fin de la guerre de 1870, Pissarro retrouve la maison qu'il habitait à Louveciennes totalement pillée. Cet événement l'incite à s'installer à Pontoise en 1872. C'est là-bas que Cézanne vient le rejoindre en 1873.

Camille Pissarro
Paysage à l'Hermitage, Pontoise

1875
Huile sur toile
H. 54 ; L. 65 cm
Lugano, Museo Cantonale d'Arte
(c) Museo Cantonale

A Pontoise et à Auvers -sur-Oise les deux peintres partagent les mêmes motifs, maisons et rues de village. Ils peignent ou dessinent côte à côte, tout en conservant chacun leur individualité. Ainsi les paysages de Pissarro sont peuplés de figures humaines et ceux de Cézanne demeurent vides. Pissarro résume tout cela en une formule : "chacun gardait la seule chose qui compte, sa sensation".
Leurs styles restent distincts. Un paysan qui avait vu les deux artistes peindre en plein air dit "M. Pissarro en travaillant piquait…et M. Cézanne plaquait"

Mais au contact de Pissarro, le style de Cézanne évolue : sa palette s'allège considérablement. Les violents contrastes des noirs et des blancs font place aux couleurs claires. Pissarro se réjouit de cette évolution dans l'art de Cézanne. En 1872, il écrit à Guillaumet : "Notre Cézanne nous donne des espérances […] j'ai chez moi une peinture d'une vigueur, d'une force remarquable. Si, comme je l'espère, il reste quelque temps à Auvers où il va demeurer, il étonnera bien des artistes qui se sont hâtés trop tôt de le condamner".

Plusieurs toiles de Pissarro attestent l'intérêt de l'artiste pour les expériences faites par Cézanne au début des années 1870. La tendance à aplatir la composition se retrouve dans certains paysages, ainsi qu'une plus grande régularité de la touche et le goût pour les formes architecturales rigoureuses.

Cézanne partage avec Pissarro ses nouvelles découvertes et cherche à l'attirer vers la lumière de sa région natale. Lors d'un séjour que Cézanne effectue à l'Estaque en 1876, il écrit à Pissarro pour lui suggérer de s'intéresser à la mer, sujet peu représenté par les impressionnistes : "Je me figure que le pays où je suis vous irait à merveille[…]. C'est comme une carte à jouer. Des toits rouges sur une mer bleue". La relation entre Cézanne et Pissarro peut se définir comme une interaction réciproque où chacun donne et reçoit à son tour. Aucun des deux ne peut être vu comme le maître ou le disciple de l'autre.

Paul Cézanne
Paysage aux environs de Pontoise
Vers 1875-1877
Huile sur toile
H. 60 ; L. 73 cm
Baden (Suisse), Museum Langmatt, donation Langmatt Sidney et Jenny Brown
(c) Museum Langmatt, Baden

La fin des années 1870
En 1877, grâce à l'aide Gustave Caillebotte, s'ouvre la troisième exposition impressionniste. Cézanne, marqué par les critiques qui s'abattent sur lui, y participe pour la dernière fois. Les oeuvres de Cézanne et Pissarro qui y sont exposées figurent toujours des paysages de la région de Pontoise, les thèmes champêtres demeurent très présents dans ces peintures de la seconde moitié des années 1870. Car, au sein des impressionnistes, si Monet et Sisley peuvent être vus comme les peintres "de l'eau", Cézanne et Pissarro sont les peintres "de la terre".

Au nom d'un même principe, exprimer toute la force de la sensation, Cézanne et Pissarro poursuivent côte à côte leurs recherches. Ils représentent des motifs simples, qui les rendent plus libres d'exprimer ces sensations sur la toile, et abandonnent des règles depuis longtemps établies. Celles du dessin et du contour notamment.
Une différence cependant sépare leurs oeuvres : Cézanne invite ouvertement le spectateur à observer la façon dont il élabore ses surfaces. Il simplifie les formes et amplifie chacune de ses touches. Sa méthode est exposée avec exaltation sur sa toile.
A la poursuite d'un même objectif, Pissarro procède de façon plus subtile, par des contrastes plus délicats. Son style est plus régulier et plus homogène que celui de Cézanne.

Au début des années 1880
Entre 1880 et 1885, Cézanne s'attache à réinterpréter d'anciennes compositions de Pissarro. Il choisit par exemple de peindre le Pont de Maincy qui peut être vu comme une réponse au mystérieux paysage de Pissarro datant de 1875, Le petit Pont, Pontoise.

C'est une période de nostalgie pour le maître d'Aix, il se retourne sur sa jeunesse, sur les heures passées auprès de Pissarro, ce qui lui fait dire : "S'il [Pissarro] avait continué à peindre comme il le faisait en 1870, il aurait été le plus fort de nous tous".
Cette phrase signifie également que pour Cézanne, le temps de la collaboration est révolu et qu'il poursuit seul son parcours.
L'attention portée au temps passé, à la réinterprétation des oeuvres de son ami n'est donc qu'un prélude à l'éloignement qui va s'opérer entre les deux hommes.

Vers 1885
Au milieu des années 1880, Cézanne décide de retourner définitivement en Provence, tournant le dos au monde de l'art parisien. Dans le même temps, Pissarro se joint, pour un temps au groupe des néo-impressionnistes dominé par Seurat et Signac, et adopte provisoirement la technique pointilliste.

Chacun de son côté continue pourtant à s'intéresser à l'évolution artistique de l'autre, ainsi qu'à celle des anciens confrères impressionnistes. La brève rencontre entre Cézanne et Pissarro en 1895 devant les Cathédrales de Monet exposées chez Durand-Ruel en témoigne. Cette même année, Pissarro se montre un ardent défenseur de l'art de Cézanne à l'occasion de la grande rétrospective organisée chez Vollard : "Des natures mortes d'un fini étonnant, des choses inachevées, mais vraiment extraordinaires de sauvagerie et de caractère".
L'admiration de Cézanne pour Pissarro reste également intacte au cours des années. A la fin de sa vie, Cézanne confie à Vollard : "Quant au vieux Pissarro, ce fut un père pour moi. C'était un homme à consulter et quelque chose comme le Bon Dieu"

Pour Joachim Pissarro, arrière petit-fils du peintre et conservateur au Museum of Modern Art de New York, qui est à l'origine de cette exposition, la relation entre Cézanne et Pissarro est un événement symptomatique de l'âge moderne en art, caractérisé par la remise en cause des traditions et des pouvoirs en place. Leur volonté partagée de produire une peinture sincère, a permis d'élaborer, au bout de patientes expérimentations, un nouveau langage pictural.

 

Publié dans ART & CULTURE

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